Le cinéma révèle l’architecture dans toute sa puissance, d’autant plus quand elle endosse le rôle principal. On se souvient de Buster Keaton, réalisateur, scénariste, acteur. Mais avec son film One Week, on peut de surcroît le qualifier d’architecte visionnaire. Quoique loufoque.
One Week ou La Maison démontable, premier film de Buster Keaton sorti sur les écrans en 1920, repose sur une intrigue simple et efficace : un couple de jeunes mariés, interprétés par Buster Keaton et la vedette du cinéma muet Sybil Seely, reçoit un terrain et une maison préfabriquée en kit à assembler sur le principe du Do It Yourself, ceci avant la pendaison de crémaillère prévue le vendredi 13. Malheureusement, un prétendant éconduit, poussé par la jalousie, a renuméroté les cartons contenant les différents éléments de la demeure, ce qui va conduire au désastre. Cette comédie de 19 minutes qui progresse à un rythme effréné s’intitule One Week car l’histoire dure… une semaine. Elle raconte la lutte hilarante de Keaton et Seely pour assembler la maison selon cette nouvelle disposition aléatoire. Le résultat est surréaliste ressemblant à quelque chose du Cabinet du docteur Caligari, avec une maison déjantée aux angles inclinés, un toit trop petit et une porte qui ne mène nulle part au deuxième étage. Les pièces préfabriquées s’avèrent interchangeables à l’infini de sorte que quand Buster Keaton doit, par exemple, monter sur le toit, il arrache la balustrade du porche et la redresse pour en faire instantanément une échelle. Ailleurs, un tapis coupé en deux se transforme en paillasson, ou un balai sert d’escabeau. Les gags de construction s’enchaînent avec des cascades stupéfiantes tels qu’une chute de deux étages sur le dos. Comme si cela ne suffisait pas, les protagonistes découvrent qu’ils ont construit leur maison sur le mauvais site, et doivent la déplacer, attelée à leur Ford T.
Parodie de Home Made, un film d’instruction produit en 1919 par la Ford Motor Company afin de promouvoir les maisons préfabriquées, pilier de la croissance des banlieues américaines, One Week monte en épingle les problèmes qu’un amateur pourrait rencontrer avec ces constructions sur mesure à partir de 12 000 pièces. L’habitation dans « une semaine » est similaire en forme et en taille à la maison moderne Sears*, prototype 102, qui a été publiée dans le catalogue Honor Bilt, Modern Homedes années 1920. Le film renvoie donc directement au processus de construction en sept jours de la « Modern Home » de Sears*. Le scénario du film est d’ailleurs structuré selon le cadre de la maison moderne du catalogue : envoi, expédition, livraison et construction rapides. La maison assemblée par le couple dans un lotissement, qui n’est autre que le terrain du studio de Metro Pictures, n’est pas seulement une demeure, elle devient aussi un personnage. Tout le film tourne autour d’elle et est influencé par sa métamorphose. Pour la scène culminante dans laquelle l’habitation et ses malheureux propriétaires sont pris dans une tempête hallucinante, grâce à l’utilisation d’une plaque tournante sur le terrain du studio, le bâtiment est amené à tourner comme un manège. Keaton, pris à l’extérieur dans la tempête, a visiblement beaucoup de mal à viser la porte. Ce court métrage atteint son apogée lorsque la maison, vouée à être déplacée, se retrouve coincée sur des rails de chemin de fer sur lesquels arrive un train. Celui-ci la heurte de plein fouet en produisant une pluie de débris. Keaton regarde la scène, place un panneau « À vendre » sur le tas et s’en va avec Seely.
Buster Keaton et Sybil Seely font preuve à parts égales de bravoure, de fougue, d’ingéniosité, mais aussi, parfois, de peu de bon sens. Les cascades à haut risque et le maniement des outils ne sont pas l’apanage de la gent masculine. Cette comédie sentimentale obsédée par l’idée de capturer l’irruption de la modernité dans la vie domestique s’aventure loin des clichés de la parade nuptiale et des conventions de genre. Ce n’est pas la moindre de ses qualités.
virginie speight