« Il est temps de passer à un double réseau électrique alternatif/continu (AC/DC) »
Emmanuel François
Président du Fonds MAJ
La crise énergétique, qui risque de durer, nous oblige à repenser rapidement notre modèle. Si le recours au nucléaire est une option, seul le déploiement des renouvelables et de solutions d’économies d’énergie nous permettra, à court terme, de répondre partiellement à cet enjeu. Sachant que toute décision, même à court terme, devra impérativement intégrer une dimension environnementale, particulièrement en matière d’émissions de CO2. Et ce, pour répondre à l’autre enjeu, celui de lutter contre leréchauffement climatique.
Nous ne pouvons plus ignorer ces grands défis et il est temps de poser les bonnes questions, loin des avis et recommandations de tel ou tel grand lobby industriel. Cela a assez duré et nous voyons aujourd’hui où nous en sommes! Par conséquent, nous devons remettre définitivement en question la décision prise il y a 140 ans en faveur d’un réseau électrique en courant alternatif (AC/Alternative Curent) pour l’électrification de la ville de New York. Cette décision résultant d’un âpre combat entre messieurs Nikola Tesla et Thomas Edison et qui fit date pour l’électrification sur la surface de la planète. Depuis, la situation a changé et de nombreux éléments convergent en faveur du courant continu (DC/Direct Curent). S’il n’est pas question de reléguer aux oubliettes le réseau AC actuel ni le fonctionnement de certains équipements, il est, en revanche, opportun d’évoluer vers un réseau hybride AC/DC. À titre d’exemple, la production photovoltaïque fonctionne en DC, ainsi que de nombreux systèmes électroniques : éclairage LED, informatique, téléphonie mobile… Idem pour la mobilité électrique ou encore le stockage d’énergie (H2/pile à combustible ou Li-ion). Depuis peu, le transport de l’électricité sur de très longues distances, notamment sous-marines et souterraines, passe progressivement en DC à des niveaux de tension très élevés (HVDC), avec le double objectif de réduire les pertes en ligne (absence de puissance réactive) et de minimiser le coût de liaison en réduisant le câblage.
Pourquoi ce choix n’a-t-il pas été fait plus tôt ? Tout simplement parce que les technologies n’existaient pas. Mais une rupture technologique récente, liée aux progrès sur les convertisseurs statiques issus de l’électronique de puissance, rend possible la transformation des niveaux de tension en courant continu. Le transformateur DC est enfin disponible pour des puissances de quelques watts à quelques mégawatts. Dans ce contexte, il est temps de mettre en place un réseau électrique local en courant continu (DC grid), en complément du réseau actuel en alternatif (AC). Un réseau capable de supporter la production d’énergies renouvelables, ainsi que le stockage (batteries, véhicules électriques, hydrogène, etc.), nativement en DC.
En effet, un réseau local DC permettra :
- de porter l’autoconsommation et de mieux répondre aux aléas de la consommation en s’appuyant notamment sur des solutions de stockage ;
- d’optimiser le rendement des installations en évitant les conversions multiples AC/DC ou DC/AC (double, triple ou plus), source de perte de rendement d’environ 5 % à chaque conversion, soit un gain minimum ’énergie de 10 %
- d’absorber une partie du besoin de charge des véhicules électriques (DC) et de limiter l’impact des harmoniques* sur le réseau électrique primaire, qui sont liées à la conversion d’énergie et sources potentielles de perturbations majeures.
- De favoriser l’émergence d’équipements alimentés nativement en DC avec, à la clé, une réduction de leur empreinte carbone d’au moins 15 % par l’absence de convertisseurs AC/DC, eux-mêmes souvent à l’origine du défaut de fonctionnement de ces équipements.
* La présence d’harmoniques dans les systèmes électriques signifie que la tension et le courant sont déformés et s’écartent de formes d’ondes sinusoïdales.
« Nous sommes à l’aube d’une mutation technologique majeure, qui va nous conduire inexorablement vers une hybridation AC/DC du réseau électrique et des équipements. »
Cela sous-entend, bien entendu, de disposer d’un réseau DC au niveau des bâtiments et d’alimenter, dans la mesure du possible, certains équipements électriques directement en DC – à commencer par l’éclairage, les prises USB ou les bornes de recharge. Mais pas uniquement, car tout équipement utilisant une résistance peut potentiellement être alimenté en AC ou DC. Il existe déjà des radiateurs équipés de batteries, comme ceux de Lancey Energy Storage qui peuvent être alimentés indifféremment .À La Réunion, des ballons d’eau chaude sont alimentés directement en DC par les panneaux photovoltaïques. Certains ventilo-convecteurs de dernière génération fonctionnent en DC. Des bornes de recharge, comme celles du fabricant dcbel, sont alimentées directement en DC et de nombreux fabricants d’éclairage proposent des systèmes compatibles.
Tout converge donc pour changer de modèle de distribution électrique et passer progressivement à un modèle hybride. Bien entendu, il y a encore quelques freins tant normatifs que technologiques, notamment ceux relatifs à la protection des réseaux électriques DC, intégrant la problématique de la protection des personnes. Mais des solutions existent et des pays comme la Chine ont d’ores et déjà franchi le pas avec des démonstrateurs à grande échelle, alliant la production ENR photovoltaïque, le stockage et la charge de EV, la distribution terminale et l’alimentation d’équipements fonctionnant nativement en DC. Ainsi, le fabricant d’électroménager Haier a mis au point des équipements électroménagers pour accompagner un projet de quartiers en DC, dans la ville de Suzhou Tongli. Plus près de nous, les Pays-Bas ou l’Allemagne avancent sur ce sujet, avec le concours d’acteurs industriels, tels que Bosch, Schneider Electric ou ABB, et d’acteurs académiques, comme TU Delft ou RWTH Aachen.
Cette mutation s’accompagne d’une tendance vers une décentralisation de la distribution électrique avec production et stockage installés au niveau d’un bâtiment (nanogrid) ou au niveau d’un quartier (micro-grid), en complément d’un smart grid de type AC, constituant ainsi une hiérarchie dans la gestion des flux de puissance. Bien entendu, cela ne va pas sans des outils performants de pilotage s’appuyant sur le numérique, capables de gérer la complexité des différentes situations pour le bénéfice des usagers et une optimisation des ressources et équipements. Il y a ici un énorme champ d’investigation, que ce soit sur la partie production d’énergie (PV, éolien, hydraulique, micro centrales nucléaires…), sur le stockage énergétique (batteries, H2, hydraulique, mécanique…), la distribution hybride AC et DC, les équipements et infrastructures DC, ou encore les systèmes de pilotage (Hard et Soft). Lesquels requièrent de fortes compétences en Intelligence artificielle (IA) et en gestion des données (notion d’OS et de jumeau numérique du bâtiment), dans un contexte désormais incontournable de « cybersécurité ».
Nous sommes, en fait, à l’aube d’une mutation technologique majeure, qui va nous conduire inexorablement vers une hybridation AC/DC du réseau électrique et des équipements, en combinaison avec la transition numérique de notre société. Le numérique étant incontournable pour gérer cette hybridation, tandis que lui-même sera plus durable s’il est alimenté par des énergies renouvelables, et donc en DC… Le bâtiment doit donc devenir hybride AC/DC. Et ce, sans attendre qu’il puisse être alimenté par un réseau DC parallèle au réseau AC. Il y a un réel intérêt à prévoir un réseau DC pour les équipements fonctionnant nativement en DC. En effet, cela permettra de simplifier considérablement l’installation électrique en disposant d’un réseau 48 V. Rien que pour l’éclairage, cela signifie une réduction du câblage de près de 33 %, avec une simplification conséquente du tableau électrique et la suppression des transformateurs AC/DC au niveau de chaque point lumineux. Par ailleurs, combiner le réseau DC pour l’éclairage avec des commandes sans fil et sans pile type EnOcean permettra de réduire à nouveau le câblage de 30 %, soit au total un gain de plus de 50 %. Cette technologie a déjà été généralisée par de nombreux acteurs du hors-site ou de la construction modulaire, notamment aux Pays-Bas, en Allemagne, en Autriche et en France.
Alors que le hors-site a pour objectif de révolutionner le monde de la construction en industrialisant le plus possible l’ensemble des corps de métiers avec, à la clé, des bâtiments plus durables, plus modulaires, plus évolutifs, et une empreinte carbone fortement réduite sur la globalité de la chaîne de valeur, l’introduction d’un réseau DC en complément d’un réseau AC dans tout nouveau projet serait fort opportun. Un grand pas pour des bâtiments partiellement autonomes en énergie et à faible empreinte carbone. Cela s’inscrit parfaitement dans cette grande mutation que l’industrie du bâtiment doit prendre dès maintenant.