Stanislas Pottier, le président de l’association BBCA, fondée pour mener la promotion des bâtiments bas carbone, fait le point sur l’état d’avancement de la construction avec de meilleures pratiques. Cet énarque de 59 ans qui a été économiste à la Banque mondiale, a conseillé Michel Rocard lors des négociations internationales sur l’Arctique et l’Antarctique, avant de rejoindre le groupe Crédit Agricole S.A. en tant que directeur du développement durable, nous livre sa vision sur un secteur en pleine mutation. Une métamorphose qu’il invite à vérifier surplace, au Grand Palais, à Paris, lors de la troisième édition du Salon de l’immobilier bas carbone, du 3 au 5 septembre 2025.
propos recueillis par Stéphane Miget

Comment définir la BBCA pour ceux qui ne la connaissent pas encore ?
Stanislas Pottier : La BBCA, c’est l’Association pour le développement du Bâtiment Bas Carbone. Elle a été créée en 2015, juste avant la COP21, par des maîtres d’ouvrage–des promoteurs notamment – qui constataient que ni la réglementation, ni les labels existants ne valorisaient leurs efforts pour construire de manière bas carbone. Ils ont donc décidé de s’organiser eux-mêmes et de créer un référentiel rigoureux centré uniquement sur le carbone, incluant l’ensemble du cycle de vie du bâtiment : matériaux, construction, exploitation, rénovation, etc. Notre approche repose sur le partage d’expertises concrètes issues des projets du terrain. Nous mettons en lumière les leviers de performance carbone, nous identifions les meilleures pratiques, et nous développons des référentiels adaptés à tous les types d’actifs, jusqu’à l’échelle du quartier, avec un label dédié lancé il y a deux ans. Nous avons également créé le SIBCA, un salon annuel – le seul au monde entièrement dédié au bâtiment bas carbone– pour permettre à toutes les parties prenantes de se rencontrer, d’échanger et d’innover ensemble.
Quelles conclusions tirez-vous après près de dix ans d’existence de la BBCA ? La France est-elle sur la bonne trajectoire carbone dans le secteur de la construction ?
La réponse est double. Sur le plan global, non, nous ne sommes pas sur la bonne trajectoire climatique. Les scientifiques parlent aujourd’hui de +2,3°C à +4°C à l’horizon 2100 si nous ne changeons pas radicalement de rythme. Il faut accélérer la décarbonation. Cela dit, le secteur du bâtiment en France est, selon moi, l’un des plus avancés. Il représente environ 27 % des émissions de gaz à effet de serre, donc c’est un levier majeur. Et dans ce secteur, on observe un vrai engagement : nous pouvons compter sur des acteurs de stature mondiale, une expertise carbone de haut niveau, et nous avons même une longueur d’avance sur plusieurs pays européens. Il faut désormais industrialiser, massifier les innovations pertinentes pour faire baisser les coûts et changer d’échelle.
Vous avez déclaré dans une précédente interview à nos confrères de Business Immo que le carbone sera bientôt au cœur de la valorisation de l’immobilier. Pouvez-vous expliquer ce lien entre carbone et valeur ?
C’est très simple : la décarbonation est devenue un impératif mondial irréversible. Depuis la COP21, cette dynamique s’est ancrée dans les stratégies économiques, au-delà même des politiques publiques. Même aux États-Unis, malgré des périodes de résistance politique, les grandes entreprises et la finance ont continué à avancer. Aujourd’hui, si vous êtes investisseur, vous savez que l’empreinte carbone de vos actifs pèsera directement sur leur valeur future. Et ce n’est pas juste une question réglementaire : les entreprises utilisatrices elles-mêmes – notamment dans le tertiaire – demandent des bâtiments performants sur le plan carbone, car elles sont soumises à des attentes de leurs propres parties prenantes, des engagements RSE et des obligations de reporting. Toute la chaîne de valeur immobilière –des financeurs aux utilisateurs – tire dans le même sens. Le carbone devient un indicateur clé, un nouveau «prix du risque» en quelque sorte.
Comment la BBCA accompagne-t-elle cette transformation à l’échelle du secteur ?
Nous avons conçu une gamme complète de référentiels et de labels pour couvrir toutes les situations : construction neuve, rénovation, exploitation, quartier… Par exemple, le label BBCA Exploitation permet de piloter la performance carbone d’un bâtiment existant – même sans travaux – en toute transparence, avec certification externe. Nous intégrons également l’échelle du quartier, parce qu’un bâtiment ne vit pas seul. Son impact carbone dépend aussi de son insertion dans un environnement : réseaux de chaleur, transports, approvisionnement, mix énergétique local…D’où notre label BBCA Quartier, qui nous permet d’impliquer les collectivités, aménageurs et élus, acteurs clés de la prescription foncière et des exigences en amont. Pour réussir, il faut que tout le monde ait les mêmes lunettes : la même méthode de calcul, les mêmes objectifs de performance. Cela crée une discipline de marché indispensable pour avancer collectivement. Cela suppose une mobilisation coordonnée de tous les acteurs – financeurs, concepteurs, constructeurs, exploitants, aménageurs, décideurs publics.
Quels sont les leviers prioritaires pour accélérer la transition bas carbone dans le secteur du bâtiment ?
L’innovation dans les matériaux bas carbone est centrale, notamment les matériaux biosourcés. Leur potentiel est immense, tant pour l’environnement que pour le tissu économique local. Ils favorisent les circuits courts, renforcent la souveraineté des territoires, et encouragent une industrialisation locale. Mais pour que ces solutions changent véritablement d’échelle, il faut organiser leur massification. Cela nécessite une structuration des filières, des investissements, et une dynamique collective impliquant tous les maillons de la chaîne.
Y a-t-il également des progrès dans les matériaux traditionnels ?
Oui. Le béton, par exemple, fait l’objet d’innovations intéressantes visant à réduire son empreinte carbone. Même si la communication autour de ces démarches est parfois un peu floue, des avancées concrètes existent. En revanche, le réemploi et le recyclage sont encore trop peu développés en France. À cet égard, des pays comme la Suisse nous montrent la voie. Leur modèle d’économie matière est efficace, non seulement pour réduire les émissions, mais aussi pour renforcer la résilience économique.
Autre levier évoqué : la modularité des bâtiments…
Absolument. Concevoir des bâtiments modulables, évolutifs, capables de s’adapter à des usages différents au fil du temps, est une priorité. Cela suppose une rupture dans la façon même de concevoir les projets. Mais cette flexibilité doit aussi être soutenue par des cadres réglementaires et assurantiels adaptés. Aujourd’hui, trop d’initiatives vertueuses sont bloquées par des règles qui ne tiennent pas compte des évolutions technologiques et des nouveaux usages. Il ne s’agit pas de négliger les risques, mais de faire évoluer nos cadres pour accompagner l’innovation.
Vous avez évoqué l’industrialisation : que pensez-vous de la construction hors site ?
J’ai découvert le hors site dès 2015-2016, à l’occasion du premier bâtiment labellisé BBCA à Ris-Orangis (91) : du logement social, en structure bois CLT, conçu par Woodeum et l’agence Wilmotte. J’ai été impressionné parles bénéfices apportés : propreté du chantier, réduction des nuisances, des déchets, sécurité, rapidité d’exécution, moindre dépendance aux aléas climatiques… Ce mode constructif permet de compenser en partie les sur coûts liés à certains matériaux bas carbone. Depuis, le hors site a beaucoup progressé, même s’il reste encore peu développé en France comparé à la Scandinavie ou au Royaume-Uni.
“L’innovation dans les matériaux bas carbone est centrale, notamment les matériaux biosourcés. Leur potentiel est immense, tant pour l’environnement que pour le tissu économique local ”
Mais c’est une innovation de processus déterminante pour réussir la transition. Elle agit à la fois sur l’impact environnemental et sur les conditions sociales des chantiers.
Le hors site est souvent présenté comme une solution d’avenir. Quels freins subsistent encore à son développent France, malgré les nombreux atouts évoqués ?
Il y a effectivement un engouement croissant, porté par des réseaux professionnels dynamiques. Des projets emblématiques, comme celui du nouveau CHU de Rennes – labellisé BBCA Excellence en témoignent. Il a été conçu pour répondre dès aujourd’hui aux exigences de demain, notamment celles de 2031. Cependant, plusieurs freins ralentissent encore sa diffusion. D’abord, une certaine inertie culturelle dans le secteur du bâtiment, encore attaché aux méthodes traditionnelles. Ensuite, des verrous réglementaires et assurantiels peuvent compliquer les montages. Enfin, les outils industriels nécessaires restent concentrés chez quelques acteurs : il faut développer davantage l’offre, notamment au niveau local, pour faciliter l’accès à tous les maîtres d’ouvrage.
Quelles conditions doivent être réunies pour que le hors site contribue efficacement à la décarbonation du secteur ?
C’est un point essentiel. Hors site et bas carbone sont deux logiques complémentaires, mais distinctes. Pour que le hors site devienne un véritable levier de décarbonation, il faut maîtriser l’ensemble de la chaîne : procédés industriels, énergie utilisée dans les usines, modes de transport des modules, distance entre le site de fabrication et le chantier, choix des matériaux… Chaque paramètre compte. C’est précisément ce que permettent d’évaluer les référentiels BBCA : ils offrent une méthode rigoureuse pour mesurer l’impact carbone de bout en bout, et orienter les choix techniques en conséquence. C’est à cette condition que le hors-site peut pleinement contribuer à la transformation écologique du secteur.
Quels sont les autres bénéfices du hors site, au-delà du carbone ?
La préfabrication permet de réduire les déchets, d’améliorer la sécurité, et de favoriser une approche circulaire du bâtiment : démontabilité, réemploi, modularité… Maisl à encore, tout dépend du contexte. Si l’on utilise une logistique bas carbone – comme le rail – le bilan peut rester positif, même avec des distances importantes. Le message essentiel, c’est qu’il faut mesurer. C’est le rôle des méthodologies rigoureuses : sortir des approximations et éclairer les décisions sur des bases objectives.
En 2022, la BBCA a lancé le SIBCA, autrement dit le Salon de l’immobilier bas carbone, pourquoi ?
Notre volonté était claire : créer un événement dédié aux bâtiments et à la ville bas carbone, où tous les acteurs de la chaîne immobilière –promoteurs, architectes, ingénieurs, aménageurs, collectivités, industriels, financeurs – pourraient se retrouver, partager leurs retours d’expérience, débattre, s’informer et construire ensemble. Nous avons envisagé, dans un premier temps, d’intégrer un « pôle carbone » dans un salon généraliste. Mais nous avons vite compris que le message risquait de se diluer. Il fallait un événement spécifique, lisible, fédérateur. C’est ainsi qu’est né le SIBCA, en partenariat avec une PME française spécialisée dans l’organisation de salons professionnels : France Conventions.
Comment cet événement a-t-il évolué depuis sa création ?
La première édition s’est tenue dans une moitié du Grand Palais Éphémère. Le succès a été immédiat. Dès l’année suivante, nous avons doublé la surface, puis investile Carrousel du Louvre pour la troisième édition. En 2025, nous serons au Grand Palais historique, un lieu emblématique, symbole d’innovation architecturale. Cette trajectoire montre à quel point le besoin de rassemblement est réel. Le SIBCA est devenu un rendez-vous incontournable pour celles et ceux qui veulent anticiper, s’engager, accélérer.
Quelles sont les spécificités de ce salon par rapport aux autres événements du secteur ?
Nous avons fait le choix d’un salon sélectif et qualitatif. Tous les exposants sont rigoureusement sélectionnés. Pas question de créer un événement «fourre-tout » : nous veillons à la cohérence globale de l’offre, à la complémentarité des solutions et à la valeur ajoutée de chaque participant. Cela permet à chacun – exposants comme visiteurs – d’avoir des échanges pertinents et de qualité. Nous voulons que chaque entreprise soit fière de son voisinage, que les discussions soient constructives et inspirantes. Le SIBCA permet également d’élargir l’écosystème autour de BBCA. L’association n’a jusqu’à présent pas intégré d’industriels. Le salon, lui, accueille tous les acteurs : fabricants de matériaux, fournisseurs de solutions, spécialistes de l’eau – un enjeu de plus en plus central dans l’évaluation carbone d’un bâtiment.
Qu’attendez-vous de cette nouvelle édition qui aura donc lieu au Grand Palais, du 3 au 5 septembre 2025 ?
Trois choses essentielles. D’abord, la confirmation de l’engagement des acteurs opérationnels – promoteurs, constructeurs, ingénieurs, architectes, fournisseurs – dans une dynamique concrète de transformation. Ensuite, l’élargissement du cercle. Il est impératif que les investisseurs, les utilisateurs finaux, les élus et les collectivités territoriales s’impliquent davantage. Ce sont eux qui, par leurs arbitrages, donnent l’impulsion nécessaire pour décarboner les territoires. Enfin, malgré un contexte économique tendu, nous percevons une volonté intacte de continuer à avancer. Le SIBCA est aussi un signal : celui d’un secteur qui ne baisse pas les bras, qui croit à la nécessité de se transformer, et qui sait que la transition ne se fera que collectivement.
Vous évoquiez le rôle des politiques dans cette transition bas carbone. Pourquoi est-ce si important ?
Parce que les projets bas carbone, au-delà de leur impact environnemental, apportent beaucoup aux territoires. Ce sont des projets qui génèrent de l’emploi local, qui valorisent les ressources disponibles surplace – comme les matériaux biosourcés, le recyclage ou le réemploi. Ce sont des dynamiques vertueuses, ancrées localement. L’engagement des élus est donc absolument clé. Et pas seulement pour impulser ou cofinancer, mais aussi pour comprendre que ces projets peuvent transformer positivement leur circonscription.
Vous leur dites donc : « Venez au SIBCA, vous verrez par vous-mêmes » ?
Exactement. Venez au SIBCA, regardez ce qui s’y fait. Vous verrez qu’il y atout un champ d’innovations et d’externalités positives qui ne demandent qu’à être activées. Vous verrez que vous pouvez vous benchmarker entre territoires, entre collectivités, à partir de référentiels objectifs. Grâce à la comptabilité carbone, on peut comparer de manière rigoureuse les performances et progresser ensemble. C’est un levier puissant pour faire émerger des modèles plus sobres et attractifs.
Qu’attendez-vous à l’échelle nationale ?
La décarbonation de l’économie, c’est une véritable révolution industrielle. Elle touche aux matériaux, aux processus, aux produits, aux comportements… Cela demande des transformations profondes et, évidemment, des investissements importants. Ces investissements ne peuvent être déclenchés que s’il y a de la stabilité et de la lisibilité. Nous, à BBCA, nous apportons les outils techniques : comptabilité carbone, référentiels, certifications, transparence. Mais cela ne suffit pas. Il faut un accompagnement politique clair, une stabilité réglementaire et fiscale à moyen terme. C’est cela qui donnera confiance aux investisseurs et accélérera les transitions.
Et pourtant, certains pays semblent ralentir sur ces enjeux…
Il ne faut pas se laisser distraire par des changements de cap politiques passagers. Aux États-Unis, par exemple, même quand la sphère politique vacille, les grands acteurs économiques et financiers, eux, restent engagés. Ils sont simplement plus discrets, mais leurs critères d’action n’ont pas changé. Et regardez l’Asie : elle investit massivement dans la décarbonation. Le monde y va. Nous, en France, on a la chance d’avoir pris une longueur d’avance dans le secteur de l’immobilier. On a une communauté d’acteurs mobilisée, des leaders solides. Si on gère bien cette dynamique, la décarbonation du bâtiment peut devenir un vrai levier de compétitivité pour nos acteurs économiques.
Avec LCBI (Low Carbon Building Initiative), BBCA se tourne de plus en plus vers l’international, pourquoi ?
Nous avons lancé l’initiative LCBI (Low Carbon Building Initiative) pour répondre à des acteurs européens qui voulaient une façon simple et incontestable de comparer et piloter la performance carbone d’actifs dispersés sur plusieurs pays européens. Cela nous a aussi permis de dialoguer de manière plus étroite avec la Commission européenne. Nous ne sommes plus perçus uniquement comme une initiative française, mais bien comme un acteur européen. Et ça a renforcé nos liens avec d’autres parties prenantes à travers le continent, qui sont souvent admiratifs de ce que nous faisons en France. Cela contribue, par l’internationalisation, à un renforcement de notre démarche, y compris du SIBCA.
C’est donc une stratégie assumée ?
Absolument. Nous sommes très pragmatiques. Nous avons rapidement vu que les investisseurs institutionnels, les gros financeurs, détiennent des actifs dans plusieurs pays. Ce qui les intéresse, ce n’est pas un label uniquement valable en France, mais un référentiel commun, utilisable sur plusieurs marchés européens. Avec le label LCBI, nous avons créé un outil unique, compatible avec les réglementations nationales. Résultat : les investisseurs peuvent évaluer et comparer leurs actifs avec une seule grille de lecture, rigoureuse et homogène. Aujourd’hui, LCBI couvre huit marchés européens clés – y compris la Grande Bretagne. Et nous allons continuer à le développer. Cela montre qu’avec méthode, rigueur et esprit collectif, on peut transformer un défi climatique en levier de performance économique et d’influence stratégique. La France, sur ce sujet, a une carte à jouer. Et chez BBCA, nous faisons tout pour qu’elle la joue pleinement.