DES PROFESSIONNELS DE LA CONSTRUCTION FIGÉS PAR LA PEUR

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ACTUALITÉ

Un front commun de plus d’un million de professionnels de la construction vient de se lever comme un seul homme pour s’opposer à la future loi ELAN, en interpellant directement le Premier Ministre, puis le Président de la République, par deux lettres ouvertes. Une telle unanimité interroge sur les raisons de cette soudaine crispation, au lendemain de six mois de consultations et de débats auxquels leurs représentants ont participé.

Pourquoi l’Ordre des Architectes, l’Union Nationale des Syndicats Français d’Architectes, les ingénieurs du Cinov, les artisans de la Capeb, le Syndicat du Second-Œuvre et la Fédération des Scop du BTP ont t’ils été si prompts à s’unir pour manifester leur opposition à certains articles de cette loi ELAN (Evolution du Logement et Aménagement Numérique), au point de devenir les ardents défenseurs d’un statu quo législatif ?

La prolongation pour trois ans de la possibilité de recourir à la conception-réalisation par les organismes de logement social, et des modifications de la VEFA permettant à l’acquéreur de réaliser une partie des travaux, remettent t’ils en cause à ce point la qualité et le coût de la construction dans notre pays ?

Non ! Mais, implicitement, c’est la construction préfabriquée qui est directement visée et, plus encore, la modernisation des techniques de construction.

DEUX TEXTES

Deux articles seulement de la future loi ELAN y font référence :

L’article 18, intitulé « Exception dans les règles d’allotissement des marchés publics » a pour objet d’adapter les règles d’allotissement des marchés publics pour faciliter les systèmes de construction  dits « préfabriqués ». Allotir un marché consiste à fractionner l’objet d’une consultation en lots, en fonction des caractéristiques techniques distinctes des prestations, ou de la structure du secteur économique concerné. Cette volonté du législateur de faire exception aux règles d’allotissement pour la construction dite « préfabriquée » entend permettre à ces constructeurs de fournir des éléments pré-assemblés, comprenant, par exemple, la plomberie, l’électricité ou les revêtements de sol, uniquement sur les éléments du bâti qu’ils préfabriquent, et non sur l’ensemble de l’ouvrage quand il comporte aussi des éléments construits sur site.

L’article 19, intitulé « Modifier l’échéancier de paiement » a pour objet d’adapter les échéanciers de paiement pour les rendre compatibles avec la construction en préfabrication, car la préfabrication nécessite d’engager des montants plus tôt dans la programmation du chantier. Par exemple, dans le cadre du contrat de construction de maison individuelle,  il s’établit ainsi : 5 % du prix à la signature du contrat, 25 % à l’achèvement des fondations, 40 % à l’achèvement des murs, 60 % à la mise hors d’eau, 75 % à l’achèvement des cloisons… Sans un échéancier adapté, le constructeur doit supporter le financement d’une grande partie de l’ouvrage réalisé en atelier, dont le règlement n’intervient qu’après la livraison.

Ce sont ces deux textes qui visent à rétablir des conditions d’équité de l’offre et, surtout, à adapter un cadre législatif à des méthodes modernes de construction, qui soulèvent cette forte opposition.

UNE AUTRE GRILLE DE LECTURE

Mais, à ceux qui affirment que la qualité du bâti actuel répond à une « production architecturale et technique innovantes, reconnue et appropriable par tous », dont il convient de ne pas changer les règles de passation des marchés car elles ne « permettraient pas de construire plus et moins cher », et pire encore : « Cela n’entrainerait aucune augmentation, accélération de la production de logements, ou économie, mais génèrerait une architecture et un urbanisme dégradés », il est nécessaire d’apporter une autre grille de lecture :

– Selon la Fondation Abbé Pierre, 15 millions de Français vivent dans des conditions de logement difficiles.

– La réhabilitation thermique de millions de bâtiments manque cruellement de main d’œuvre qualifiée et de solutions performantes.

– Selon les données Eurostat-OCDE, en 2016, les coûts de construction de logement neuf, hors foncier et fiscalité, étaient de 17% supérieurs à la moyenne européenne, et les chantiers de travaux publics de 33% supérieurs à la moyenne.

– Le BTP est le seul secteur d’activité dont la productivité régresse depuis des décennies. En 40 ans, elle a perdu 20%, alors que la productivité de l’industrie a progressé de 200% sur la même période.

– Selon l’assureur SMABTP, la sinistralité du secteur de la construction a explosé, avec des relations tendues sur des chantiers pourtant moins nombreux. 107 000 sinistres ouverts en 2016, pour une charge de 648 millions d’euros. 145 000 sinistres encore non réglés, pour un montant de plus de 3 Mds €. Entre 2008 et 2016, la charge de « risque en cours de travaux » passe de 194 M€ à 332 M€ (+71%).  Le « stock de sinistres » augmente de 41% (de 28.400 à 38.900), passant de 911 M€ à 1,6 milliard € (+75%). La tendance est la même sur la garantie décennale : +42% de charge sinistre et un stock en expansion de 69% (847 M€ en 2008, 1,4 milliard en 2016).

– La qualité des réalisations construites en majeure partie en préfabrication est récompensée par des trophées d’architecture dans le monde entier (Citizen M à Londres, Apex house à Wembley, Michael Green à Vancouver, Tour Treet en Norvège …)

– Et, sous un angle prospectif : En 2016, nous étions 7,4 milliards sur la planète. Nous serons 9,8 milliards en 2050, principalement urbains. Pour loger 2 milliards de nouveaux habitants en ville, à raison de 4 personnes par appartement dans des immeubles de 50 logements, il faut construire 10 millions d’immeubles, soit 830 par jour, 365 jours par an durant 33 ans. Reste à quantifier les infrastructures complémentaires et les volumes de matériaux qui seront nécessaires pour mesurer l’ampleur de la problématique à laquelle nous, et nos enfants, allons être confrontés.

POUR DES METHODES MODERNES DE CONSTRUCTION

Face à ces défis, on ne peut faire abstraction des nouvelles conditions de production du bâti qui s’organisent dans le monde entier. Elles placent au centre, non pas de nouvelles techniques ou solutions-miracles, mais de nouvelles méthodes qui favorisent des organisations collaboratives entre les différents métiers et producteurs de composants de construction. Elles privilégient l’assemblage hors du site d’implantation du bâti, parce que la préfabrication en atelier d’éléments en 2D ou de modules en 3D est la solution optimale pour contrôler la qualité, limiter les aléas climatiques, établir des circuits courts, une production décarbonéee et sans déchet, et agir sur les coûts de construction.

Elle présente déjà des résultats tangibles, parfaitement mesurables sur de nombreuses opérations, certaines signées par de grands noms de l’architecture française. Et elles ont largement répondu aux attentes de leurs maîtres d’ouvrages, publics comme privés, tant sur des prix garantis que des délais incomparablement plus courts.

NE PAS ENTENDRE L’INSATISFACTION DES CONSOMMATEURS

Parce que nos conditions de production du bâti génèrent de plus en plus d’insatisfactions pour les consommateurs et que l’on feint de ne les pas entendre, l’opposition de certaines organisations professionnelles n’est pas à la hauteur des enjeux. Il est temps d’ouvrir le dialogue pour avancer vers des méthodes de construction qui conjuguent des savoir-faire indispensables tant architecturaux que techniques, avec des niveaux de performance qui permettront de répondre aux attentes environnementales qu’il est indispensable d’atteindre.

UNE MUTATION EN MARCHE

Tenter de freiner cette évolution inéluctable n’a pour conséquence que de retarder dangereusement l’adaptation de nos entreprises au profit d’une concurrence européenne en pleine mutation. Un exemple pour illustrer ce propos : 68% des constructeurs de maisons au Royaume-Uni ont investi dans des techniques de construction modulaire et y ont consacré en moyenne 24% de leur chiffre d’affaire en 2017 !

Parce que le monde du bâtiment est en passe de vivre sa révolution industrielle, deux choix nous font face : se figer dans des postures passéistes au risque de retarder un choc qui n’en sera que plus violent, ou s’emparer de ces nouvelles méthodes pour prendre un nouvel ELAN.

Christophe Faure
Rédacteur en chef
Hors-site.com