Dominique Gauzin-Müller, architecte, auteure et corédactrice du Manifeste pour une frugalité heureuse et créative, et Sébastien Delpont, directeur d’EnergieSprong France et directeur associé de GreenFlex, ont participé à la rédaction d’un ouvrage à paraître aux éditions Museo, intitulé Rénovation globale et performante d’aujourd’hui – L’approche zéro énergie d’EnergieSprong. Ce livre à paraître en octobre 2023 met en valeur un panel de solutions techniques industrialisées et architecturales actuellement en œuvre pour la rénovation de bâtiments dans le cadre des projets EnergieSprong. Les auteurs y soulignent l’adaptation au contexte et l’impact social. Pour eux, la performance technique ne suffit pas. Bâtiments et villes rénovés doivent aussi être beaux et désirables.
Quand on parle rénovation, en dehors de son industrialisation, qu’est-ce que cela évoque pour vous ?
Dominique Gauzin-Müller En janvier 2018, avec mes amis Alain Bornarel (ingénieur) et Philippe Madec (architecte et urbaniste), nous avons lancé le Manifeste pour une frugalité heureuse et créative dans l’architecture et le ménagement des territoires urbains et ruraux. Si, au terme d’aménagement nous préférons celui de ménagement, c’est qu’il est temps de prendre soin du vivant, des villes et de leurs habitants. Aujourd’hui, à notre grand étonnement, non seulement 15 600 professionnels et membres de la société civile de 90 pays ont signé notre manifeste, mais une quarantaine de groupes locaux ou thématiques ont été créés en France et à l’étranger : Belgique, Vietnam, Maroc, etc.
La frugalité passe forcément par les territoires ?
D.G.-M. Absolument, et les membres de notre mouvement travaillent à leur développement. La frugalité commence par la transformation du déjà-là. Pour les bâtiments, cela veut dire rénovation, réhabilitation, restructuration, surélévation et extension. Dans l’urbanisme, cela concerne à la fois la métamorphose de friches militaires ou industrielles et la revitalisation des centres-bourgs et des villages qui se sont vidés. La concentration de la population dans quelques métropoles tentaculaires ne nous semble pas compatible avec les enjeux actuels. Nous soutenons un empowerment des territoires et le retour des services publics et des activités économiques dans les villes petites et moyennes.
Pourquoi ?
D.G.-M. La plupart de ces cités ont gardé leur magie parce qu’elles n’ont pas encore été abîmées, voire détruites au cours des dernières décennies. Leurs habitants y trouvent une grande qualité de vie avec un plus faible impact écologique. Quand les distances sont courtes, les enfants vont à l’école à pied, leurs parents se rendent en vélo à leur travail et achètent fruits et légumes à l’AMAP (Association pour le maintien d’une agriculture paysanne) du coin. Transformer l’existant évite aussi l’imperméabilisation des sols et préserve des terres agricoles à proximité des villes. Le premier principe de la frugalité concerne donc un usage raisonné du foncier. Le second touche bien sûr les économies d’énergie pour réduire les besoins, qui pourront ainsi être couverts par des énergies renouvelables. L’approche frugale passe aussi par un changement radical dans le choix des matériaux de construction. Le béton n’est pas un matériau miraculeux, comme on l’a cru dans les années 1950. Il est responsable d’environ 8 % des émissions de gaz à effet de serre et ses composants sont de plus en plus rares. Il faut donc le réserver aux ouvrages pour lesquels il est indispensable (fondations, infrastructures, etc.) et utiliser ailleurs des matériaux locaux biosourcés, géosourcés ou issus du réemploi. Ce qui est vraiment écoresponsable, c’est d’utiliser la juste quantité du bon matériau au bon endroit… et à son vrai prix ! Celui du béton, de l’acier et de l’aluminium ne tient pas compte de leurs impacts néfastes pour l’environnement.
Rénover implique donc nécessairement de penser frugal ?
D.G.-M. Tout à fait ! La frugalité commence par la valorisation de la ressource présente dans les territoires : le bâti existant, la terre, la pierre, le bois, la paille… mais aussi les savoir-faire des artisans et les compétences des autres professionnels. Sans oublier l’engagement des élus et des décideurs !
Sébastien, même question : au regard de votre expérience acquise avec la démarche EnergieSprong, qu’évoque pour vous la rénovation de l’existant, du déjà-là, comme disent les architectes ?
Sébastien Delpont Il y a une bataille climatique à mener. Nous avons besoin de nous projeter dans la ville de 2050. Cette ville, c’est celle qui est aujourd’hui carbonée et qu’il faut transformer en y incluant toutes les dimensions – biodiversité, solidarité, économie circulaire… C’est rien de moins que notre capacité à réinventer notre existence. Je partage beaucoup cette dimension de frugalité car l’heure n’est plus effectivement à la transformation des terres agricoles en lotissements. Il s’agit d’imaginer les espaces pour leur donner une valeur différente, un impact différent sur la société. D’ailleurs, c’est peut-être la voie qui nous amène vers le hors-site car il y a un enjeu de vitesse par rapport aux défis auxquels nous sommes confrontés.
Que voulez-vous dire ?
S.D. Combien de temps avons-nous pour bâtir cette société frugale que nous appelons de nos vœux ? Car il y a un paradoxe : nous voulons un monde moins fou, plus lent, mais il faut qu’on arrive à le construire très rapidement pour des raisons de dérèglement climatique. Donc, si on en revient à la rénovation des bâtiments, comment gagner en rapidité d’exécution ? Comment massifier ? Comment traiter la rénovation d’un bâtiment en dix-huit jours plutôt qu’en dix-huit mois ?
Pouvez-vous détailler ?
S.D. En fait, il y a deux sujets : faire rapidement en perturbant le moins possible la vie des habitants et gérer le manque de main d’œuvre. Pour les habitants, c’est simple :tout le monde comprend que des travaux réalisés en deux semaines sont plus faciles à supporter que s’ils durent deux ans. Cela les rend plus acceptables socialement, c’est un vrai sujet. Il est important d’avoir en tête cette notion.
Et sur l’aspect main-d’œuvre ?
S.D. Elle n’est pas infinie! De nombreuses rénovations globales doivent être menées rapidement. Mais comment relever ce défi, très ambitieux, quand 30 % des artisans vont partir à la retraite dans les dix années qui viennent ? Il faut trouver des leviers sans renoncer à nos valeurs. La frugalité et l’industrialisation autorisent des innovations dans les modes de faire pour arriver, chaque année, à rénover davantage de logements avec une main-d’œuvre qui n’est pas exponentielle. Et c’est là que je trouve que le hors-site et ses dimensions de préfabrication, de préassemblage, apportent des solutions intéressantes. Certainement pas uniques, mais cela doit être un objectif. Le hors-site est un outil au service de la transformation plus rapide de notre société vers la frugalité.
C’est là qu’intervient EnergieSprong ?
S.D. L’idée est partie des Pays-Bas, il s’agit de réussir ce changement d’échelle. Il n’est plus possible de rénover cent bâtiments avec cent ambitions énergétiques différentes et où chacun réinvente, certes avec talent, une manière de faire. Si nous voulons gagner la bataille du climat, il faut oser le copier-coller. C’est de cette façon que nous pourrons changer d’échelle. Nous devons aussi, pour embarquer un maximum de monde, avoir une ambition structurante : faire d’une passoire énergétique un bâtiment immédiatement aligné sur nos ambitions de neutralité carbone en 2050.
Dominique, n’y a-t-il pas un risque de standardisation avec ce type d’approche ? Comment voyez-vous la question de la qualité architecturale ?
D.G.-M. E n e r g i e S p r o n g se concentre sur les fameuses passoires énergétiques, c’est-à-dire essentiellement des maisons individuelles ou des barres et des tours construites dans les années 1950 à 1970. La plupart n’ont pas une grande valeur architecturale et leur transformation est une opportunité pour améliorer leur aspect et briser un peu la standardisation qui sévissait à l’époque. Mais ce qui m’intéresse le plus dans l’approche d’EnergieSprong, c’est qu’elle cherche à trouver le just-tech. La démarche est inclusive : pas low-tech OU high-tech, mais low-tech ET high-tech. Les mesures de l’existant sont prises avec des drones et l’usage du BIM (Building Information Modeling) est systématique… mais les bâtiments sont rénovés avec des panneaux de façade en bois remplis d’isolants biosourcés, réalisés par des entreprises locales.
Donc EnergieSprong, c’est tout, et tout de suite ?
S.D. Oui. Lorsque l’on a une typologie relativement simple de bâtiment à rénover, il serait dommage de se priver d’industrialiser, d’autant plus que nous n’avons plus le temps des petits pas.
Peut-on faire un premier bilan de la démarche ?
S.D. Aujourd’hui, plus de 7000 logements ont été rénovés de cette façon aux Pays-Bas et 2000 en France. Avec le retour d’expérience, les promesses de vitesse d’exécution et d’efficacité sont bien au rendez-vous. C’est ce que montre l’étude Perf in mind : rénovations performantes de maisons individuelles de l’Ademe et du bureau d’études Enertech. Maintenant, le défi réside dans la démocratisation et la baisse des coûts. Ce qui devrait être faisable dans la mesure où il sera de moins en moins nécessaire de se réinventer pour pouvoir vivre dans un logement abordable zéro énergie.
Quelles sont les conditions de cette démocratisation et de la massification des opérations qui va avec ?
S.D. Se donner les moyens. L’État soutient les industriels qui fabriquent des batteries. Pourquoi ne pas le faire avec les industriels du secteur de la construction ? Dans la lutte contre le changement climatique, concevoir des systèmes biosourcés deux fois moins chers pour rénover est un aussi beau projet que fabriquer des batteries pour voitures électriques. Ensuite, pour massifier, il faut caractériser de manière plus fine le patrimoine à rénover, afin de mieux se projeter dans la planification écologique. Une planification qui est essentielle car il n’est plus question d’avoir un seul objectif. Par exemple, pour rénover 80000 maisons en brique des années 1950-1960 et 120 000 logements collectifs en béton, il faut savoir qui recruter et former (architectes, techniciens de BE, opérateurs, etc.), il faut mobiliser la matière (paille, bois, acier, etc.), déterminer le nombre d’ateliers de fabrication nécessaires pour ces rénovations… C’est la difficulté actuelle : attirer des talents avec un projet positif. Autrement dit, incarner cette intention de planification écologique de façon quantitative et territorialisée. La seule chose qui change, c’est la taille des éléments constructifs. Avant, on construisait avec des petits Lego ; désormais, c’est avec des gros : des façades bois de 4 mètres sur 8, ou en structure acier avec isolants de 6 mètres sur 9…
Dominique, qu’est-ce qui est, selon vous, le plus important ?
D.G.-M. La formation des acteurs du bâti, et notamment celle des architectes. Il y a vingt ans, je répétais inlassablement que c’était un scandale de ne pas enseigner le développement durable dans les écoles d’architecture. Le changement se fait peu à peu, mais bien trop lentement par rapport aux changements climatiques. Aujourd’hui, le scandale, c’est qu’on continue d’enseigner essentiellement la construction neuve. Je suis persuadée qu’environ 80 % des missions qui seront confiées aux étudiants actuels seront autour de la transformation de l’existant.
Sébastien, même question, qu’est-ce qui est, selon vous, le plus important ?
S.D. Je vais revenir sur la formation, laquelle ne doit pas être uniquement quantitative mais aussi qualitative. À un moment où les carrières deviennent de plus en plus longues, il est évident que certaines personnes ne travailleront pas jusqu’à 64 ans sur les chantiers. Et il est intéressant de voir comment le hors-site va permettre à ces gens-là d’avoir des carrières moins pénibles. C’est aussi une manière d’intégrer massivement les femmes. Il faut qu’on arrête de se priver de la moitié de l’humanité pour relever ce défi majeur.