Productivité sans équivoque

1993

Il ne se passe pas un jour sans que le mot “productivité” ne soit évoqué. Pourtant les idées fausses sur la question sont légion. Le Pr. Dr Zoubeir Lafhaj nous donne les clés pour mieux appréhender le sujet.

[Par Virgine Speight]

Pr. Dr Zoubeir Lafhaj Professeur des Universités en génie civil à la Centrale de Lille, titulaire de la Chaire de recherche industrielle européenne “Construction 4.0”, chercheur au Laboratoire CNRS Lamcube de Lille.

Virginie Speight. Productivité ? Quelle est la réalité que ce mot décrit ?

Zoubeir Lafhaj. La productivité est un des éléments clés de la performance d’une entreprise. Cette performance peut être décrite selon le modèle de GILBERT (1980). Gilbert définit la performance d’une entreprise comme l’équation entre objectifs, moyens et résultat (voir la Figure 1). Pour avoir une meilleure compréhension de cette figure, il est important d’indiquer la relation entre ces trois éléments ; comment traduit-on les objectifs vers les moyens, les moyens vers les résultats et finalement entre résultats et objectifs.

Figure 1 : représentation schématique de la performance vis-à-vis des objectifs, résultats et moyens.

Quand on se fixe un objectif, la première question qu’on se pose est avec quels moyens ou quelles ressources pourrait-on atteindre les objectifs, ensuite on met en œuvre ces ressources pour obtenir un résultat qu’on évalue par rapport aux objectifs. La productivité est traditionnellement définie comme : Productivité = Production/Ressources. La production désigne les biens et/ou les services produits. Les ressources mises en œuvre, dénommées aussi facteurs de production, désignent le travail, le capital technique (installations, machines, outillages…), les capitaux engagés, les consommations intermédiaires (matières premières, énergie, transport…), ainsi que des facteurs complexes à appréhender bien qu’extrêmement importants, tel le savoir-faire accumulé. Le mot productivité est utilisé à tort et à travers. Il n’intègre pas les avancées technologiques et les nouveaux résultats de la recherche industrielle.

Virginie Speight. Quelle définition pour la productivité dans le BTP ?

Zoubeir Lafhaj. l’industrie manufacturière. Or ces deux secteurs industriels n’obéissent pas aux mêmes règles. En effet, la productivité de la construction devrait être analysée au niveau de l’industrie de la construction, de l’entreprise de construction, du projet de construction et de l’activité ou de la tâche. Les relations entre ces niveaux de mesures d’activité sont complexes mais pas compliquées. Il n’est pas simple en effet d’établir un consensus sur les indicateurs-clés qui définissent la productivité dans la construction car il faut sortir du schéma industriel manufacturier et se ranger au point de vue de ceux qui connaissent et qui maîtrisent les métiers de construction.

Les outils actuels ne sont pas adaptés au secteur de la Construction. Il existe des différences sur les concepts et sur la façon d’utiliser les données de productivité en fonction des niveaux d’activité. Contrairement aux secteurs industriels traditionnels, la productivité du secteur de la construction n’est pas corrélée au développement économique d’un pays (Report of Economic Strategies Committee, 2010). Le sujet de la productivité dans la construction est pour moi le plus important et le plus prioritaire. Nous devons lui donner de la valeur et le statut qu’il mérite. Il doit être repensé sérieusement avec toutes les parties prenantes. La recherche industrielle devrait s’emparer de la question afin de réviser totalement le sujet. Et comme le dit si bien Einstein « si vous n’arrivez pas à résoudre un problème, c’est que vous faites partie du problème ». Celui qui n’arrive pas à mesurer la productivité de la construction, c’est qu’il fait partie des paramètres de la mesure de la productivité ; d’où l’importance d’avoir un œil extérieur et aborder le sujet par une méthode scientifique.

Photo Valérie Bergeron-Peix 

Virginie Speight. Le poids du BTP est considérable tant pour l’économie d’un pays que pour les populations qui y vivent. Selon une étude McKinsey, la croissance de la productivité du travail dans la construction est de 1 % par an, loin derrière celle du secteur manufacturier (3,6 %) ou de l’économie mondiale (2,8 %) : chiffres 2019. Comment expliquer cette piètre performance ? Pourquoi cette différence par rapport à d’autres secteurs d’activité comme l’industrie ?

Zoubeir Lafhaj. Je ne suis pas d’accord avec l’étude de McKinsey. En tant que scientifique, elle doit me convaincre. D’abord, la comparaison entre les deux secteurs (manufacturier vs construction) n’est pas justifiée. On ne peut pas évaluer le secteur de la construction avec des outils qui ont été mis en place spécialement pour le secteur manufacturier. La construction est structurellement différente de l’industrie manufacturière (enjeux différents, gestion projet vs. production, environnement dynamique vs. stable, règle d’approvisionnement différente).

Je sais également qu’il nous manque beaucoup de données de la construction et les experts de la productivité des usines ne peuvent pas se désigner en un tour comme experts de la productivité de a construction. Ces derniers ont travaillé dans des chantiers, ont monté des projets de construction très divers et ont conçu et réalisé des œuvres. Leurs connaissances combinées à leurs compétences de terrain leur apportent une vision et une expérience du métier qui est réelle et globale. Depuis les années 1960, les chercheurs ont fourni des explications à court terme et à long terme pour la faible croissance de la productivité dans l’industrie de la construction. Rétrospectivement, le principal défi semble être la mesure des changements dans la qualité des entrées (main-d’œuvre, plans, etc.) et de sorties (partie de la construction finie) souvent hétérogènes. La construction n’est pas la seule industrie où le problème de qualité dans la mesure de la productivité est sous-estimé ou éludé. Il est facile de trouver une gamme d’industries où les problèmes associés aux mesures de qualité sont présents, y compris l’agriculture ou la santé.